Manifestation à Paris d'opposants au texte de loi pénalisant la négation des génocides. AFP/MARTIN BUREAU
Comment la recherche sur le génocide arménien avance-t-elle, malgré tout, en Turquie ?
Il y a une élite intellectuelle de très grande qualité, qui a compris qu'il y avait un devoir à la fois scientifique et civique de se saisir du refoulé, d'envisager
les questions interdites : le génocide arménien, la nature de l'Etat
kémaliste, présenté en Turquie comme le modèle indépassable alors qu'il
s'apparente aussi à des formes de dictature, la guerre contre les
Kurdes, la situation de l'"Etat profond", le pouvoir militaire, les réseaux religieux…
Ils veulent ouvrir ces dossiers, et sont prêts à prendre des risques considérables : Taner Akçam a été emprisonné, avant de devoir s'exiler
; Hrant Dink, qui lui aussi a mené un travail très important avec sa
revue bilingue arméno-turque, a été assassiné en 2007 dans un contexte
de chasse à l'homme. Hrant Dink a été visé parce que ses travaux
tendaient à rappeler
combien la société turque est en réalité mélangée, complexe, et que
c'est la prise en compte de ce tissage – souvent tragique – qui
permettrait de faire la paix avec le passé et de préparer l'avenir. Et puis il n'y a pas que les problèmes ethniques et religieux, il y a la place du genre, des femmes, des homosexuels…
Pour le gouvernement turc, le fait que des universitaires se décident à étudier ces pans du passé constitue une menace pour l'intégrité de la nation, pour la mémoire de Mustafa Kemal. Ils ne peuvent plus incriminer un complot de l'étranger, même s'ils essaient par tous les moyens de discréditer ces recherches et d'imposer
le silence aux chercheurs, y compris en recourant à l'emprisonnement et
aux procès arbitraires. Il est certain que le vote de la loi va rendre encore plus difficile leur travail en les faisant passer, encore davantage, pour des ennemis intérieurs.
Comment les intellectuels turcs peuvent-ils se tirer du piège dans lequel la loi votée par l'Assemblée française le 22 décembre les place : soutenir la loi, au risque de passer pour ennemis de la nation, ou la rejeter, au risque de devoir s'allier à ceux qui nient le génocide ?
Lorsqu'il y avait eu la première tentative française de pénalisation de la négation du génocide, en 2006, Hrant Dink
et d'autres intellectuels démocrates avaient protesté contre une loi
qui menacerait leurs recherches. En 2011, certains, notamment les
membres de l'association des droits de l'homme turque, ont souligné que
le plus important est de combattre le négationnisme.
Ils soulignent la vacuité des arguments officiels, notamment lorsque le pouvoir
affirme que cette loi française est contraire à la liberté d'expression
: en Turquie, la liberté d'expression sur ces sujets-là n'existe pas.
Tout de même, il est possible aujourd'hui, en Turquie, d'affirmer qu'il y a eu un génocide…
Le nouveau pouvoir dit "islamiste modéré" a créé l'illusion, à partir
de 2002, qu'il était porteur d'une vraie démocratisation. Il y a eu des
évolutions, indéniables, sur le plan de la liberté d'expression,
surtout sur les sujets mettant en cause le régime kémaliste. Mais
lorsqu'ils s'intéressent aux liens entre le gouvernement et les
religieux, les journalistes sont aussitôt emprisonnés.
Cette
relative démocratisation a permis des avancées comme l'édition et la
traduction d'ouvrages, ou l'organisation de colloques sur les événements
génocidaires de la Première Guerre mondiale, ou sur les massacres
d'Adana de 1909. Mais depuis la fin 2009, il y a eu un raidissement
considérable. Les intellectuels et historiens qui travaillent sur le
passé vivent sous la menace permanente d'arrestations et de procès.
C'est dans ce contexte, et pour soutenir
ces chercheurs, que nous avons créé, à Paris, un groupe international
de travail (GIT) "Liberté de recherche et d'enseignement en Turquie".
Plusieurs branches sont déjà créées ou en cours de fondation, en France,
aux Etats-Unis, en Grande-Bretagne, et en Turquie même, bien sûr. Il
s'agit de déployer la recherche sur la recherche, et de mettre sous surveillance les pouvoirs qui terrorisent les chercheurs.
Comment les intellectuels turcs ressentent-ils que ce soit la France qui se penche, par la loi, sur leur passé ?
La vérité historique ne nécessite pas une loi pour se fonder. C'est même un risque d'affaiblissement. Mais il faut considérer
l'importance de l'offensive négationniste. Ce que veulent les autorités
turques, ce sont des commissions constituées uniquement d'historiens
turs et arméniens. Or l'Arménie a tant besoin de la Turquie que cela ne
peut être
qu'un marché de dupes. Il faudrait des commissions plus larges : cette
question dépasse du reste le cadre historiographique des deux pays.
Reste
que même une loi pleine de bons sentiments amène un encadrement de la
recherche, donc son affaiblissement, alors même que les travaux sur le
génocide arménien demeurent insuffisants. La demande légitime des
Arméniens de lire et de retrouver
leur histoire est paradoxalement menacée. L'histoire du génocide
arménien reste sous-dimensionnée. Il n'y a pas de chaire sur ces
questions, d'étude d'histoire comparée sur les génocides, les
publications sont peu nombreuses, les maisons d'édition fragiles. Des
ouvrages majeurs sur les génocides – incluant le premier des génocides
comme A Problem from Hell. America and the Age of Genocide de la politiste d'Harvard Samantha Power (2002) – ne sont toujours pas accessibles en langue française…
Même si cette loi peut se comprendre,
elle aura des effets dangereux sur la recherche en Turquie et en
France. D'autant que le jusqu'au-boutisme des associations, déjà
puissant à l'époque des affaires Bernard Lewis et Gilles Veinstein,
risque d'amener les chercheurs à se désengager de ce terrain. Il y a un vrai risque pour la recherche indépendante. La loi vise à défendre la vérité historique, mais elle en sape les bases théoriques et morales.
Mais si on ne peut pas faire de lois, comment lutter contre le négationnisme ?
La vraie solution, c'est de développer la recherche. Si un pouvoir politique veut lutter contre le négationnisme, il peut créer des chaires, ouvrir des laboratoires, soutenir des publications… Il peut aussi défendre le travail des chercheurs sur le terrain. Il est ainsi regrettable que la France n'ait pas voulu soulever
la question des intellectuels persécutés en Turquie. Quand le ministre
des affaires étrangères, Alain Juppé, est allé à Ankara, en novembre
dernier, il ne s'est pas inquiété du sort des chercheurs emprisonnés… La
mise au clair du passé, en Turquie, ne se fera que par l'évolution de
la société. Cette évolution est en cours mais elle risque d'être bloquée par cette loi. Et les historiens indépendants en payeront à nouveau le prix fort.
Le Monde
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